Le secteur hôtelier de nouveau dans de beaux draps

Le secteur hôtelier de nouveau dans de beaux draps

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Published on liberation.fr | 29/10/2020 I Direct link

By Fanny Guyomard


Les touristes manquent à la France. «En général, à cette époque de l'année, on a beaucoup d'Anglais et d'Américains, mais là…» soupire Didier Rivière, propriétaire du Saint-Rémy, hôtel cinq étoiles provençal, à une vingtaine de kilomètres au sud d'Avignon. Reste la clientèle française, «mais elle vient seulement le week-end et pendant les vacances, et l'addition est peu élevée. La semaine, il n'y a plus de séminaires… J'ai seulement 15% de réservations». Il relativise : «Je m'en sors mieux qu'à Paris, parce que je dépends moins de la clientèle d'affaires. Et je suis propriétaire des murs donc je peux avoir des reports d'échéances, alors qu'un locataire doit payer le loyer sans revenus.» Didier Rivière s'inquiète tout de même pour l'hôtel de luxe qu'il construit à Tignes et dont l'ouverture est prévue pour fin décembre. «J'ai embauché 50 personnes, j'espère ne pas les mettre au chômage.»


Moins de 28% de taux d’occupation à Paris

Cette année, le taux d’occupation des hôtels français est bien en dessous des chiffres de l’année dernière, y compris pour cet été. Selon les chiffres donnés par le cabinet de conseils en hôtellerie MKG, en avril, près de 22% des chambres (dans les hôtels ouverts) étaient occupées, contre 72,5% en 2019. En août, l’écart se rétrécit, portant le taux d’occupation à presque 57%, quand il s’élevait à un peu plus de 72% l’année dernière. Mais en septembre, cet écart se creuse encore, avec 46% de chambres occupées contre plus de 77% l’année dernière.

A Paris, ce taux tombe à 27,3%, sachant qu’il porte sur les hôtels en activité, et que trois établissements sur dix n’ont toujours pas rouvert leurs chambres à la mi-octobre. C’est le luxe qui pâtit le plus de la crise, avec une chute de 50 points en septembre par rapport à 2019. Il ne peut plus compter sur sa clientèle classique : étrangère et d’affaires. Il faut donc miser sur des Français, en répondant à de nouveaux besoins créés par la crise : faire du télétravail et vivre une expérience sans avoir besoin de faire trop de kilomètres.


Tourisme local

Le premier groupe hôtelier d'Europe, Accor, est déjà sur le créneau. «Aujourd'hui, on vise une clientèle davantage domestique, locale et de loisir, qui vient à l'hôtel jusqu'à 100-300 kilomètres du domicile pour un cours de yoga, profiter du spa ou du brunch sans forcément y passer la nuit», indique Maud Bailly, CEO pour la partie méridionale de l'Europe. Elle indique, sans donner de chiffres, que le public était au rendez-vous pendant les vacances estivales et les derniers week-ends… Mais ne crie pas victoire, car «le dernier trimestre attire habituellement surtout le business, l'international et le luxe».

L'absence de cette clientèle d'affaires est décisive car c'est elle qui occupe les chambres la semaine. Solution de repli: miser sur le travailleur local, invité à louer quelques heures une chambre pour faire du télétravail à quelques minutes de chez soi. Accor, qui maille toute la France avec ses 1 600 hôtels, va «prochainement» lancer le dispositif hotel office. Dans de nombreux établissements, c'est déjà fait.


Télétravail «expérientiel»

Pour prendre la mesure de l'ampleur du télétravail à l'hôtel, prenons la température chez Dayuse, plateforme qui propose de réserver une chambre à l'heure ou à la journée : «Aujourd'hui, on intègre chaque mois une cinquantaine d'hôtels, alors qu'avant le confinement on était plutôt sur un rythme de 15-20», chiffre son fondateur David Lebée. Et en face, la clientèle accroche : la plateforme compte 40% de plus de clients que l'année dernière, des CSP+ qui peuvent s'offrir (ou inscrire directement en notes de frais), quelques heures, dans un hôtel de trois à cinq étoiles près de leur bureau de la Défense.

Ils évitent ainsi l'open space où ils doivent porter le masque, le télétravail chez soi avec les enfants, et profitent des services de l'hôtel. C'est là que l'hôtel comme «lieu expérientiel» peut tirer son épingle du jeu : «Le client travaille dans sa chambre de 10 heures à 17 heures. Et de 17 heures à 19 heures, il profite des services de l'hôtel, comme la salle de sport ou la piscine qui reste ouverte, contrairement à la piscine municipale ! Autrement dit, il ne cherche pas seulement à travailler dans une zone sécurisée du point de vue sanitaire ou du wifi, mais aussi à mieux conjuguer vie professionnelle et vie personnelle», observe David Lebée.


«S’évader de la maison»

C'est le créneau pris depuis ses débuts par MOB Hôtel, et repris ailleurs. Dans l'établissement de Saint-Ouen, en périphérie parisienne, les clients viennent manger, bouquiner, bosser sur leur ordinateur, écouter une conférence, rencontrer une association, chiner dans la boutique éphémère… et à l'occasion dormir ou profiter de la terrasse de sa chambre. L'établissement drague les touristes français mais aussi les habitants du quartier qui peuvent jardiner sur le toit. Cette ambiance familiale et green lui assure une clientèle de fidèles et de sensibles à l'écologie sociale. «De 8 heures à 19 heures, on a toute une communauté de télétravailleurs, des entrepreneurs qui viennent s'évader de la maison, surtout depuis le confinement - beaucoup de femmes m'ont dit avoir été souvent surmenées, décrit Cyril Aouizerate, son fondateur. Et pour dormir, on a beaucoup de gens d'Ile de France voire des habitants de Saint-Ouen qui viennent passer le week-end pour avoir le sentiment d'être partis ailleurs. Ils représentent maintenant 25% à 30% de nos clients, c'est notre plus gros taux d'occupation le week-end.» MOB Hôtel arrive ainsi à maintenir un taux d'occupation des chambres «entre 50% et 60% en semaine à Saint-Ouen et 60% à 80% à Lyon», grâce à des prix abordables, détaille Cyril Aouizerate.

D'ici mars 2021, il compte ouvrir un autre établissement à Saint-Ouen adapté à des séjours plus longs, «des gens qui ont un rythme de vie de cinq jours à Paris et trois jours en province par exemple, qui n'ont plus d'appartement dans la capitale mais veulent y avoir un pied-à-terre avec jardin, piscine». Bref, être comme chez soi, mais à l'hôtel et avec des services qui changent du quotidien.


Bulles de luxe

L'idée de vivre une expérience près de chez soi fait également son chemin dans l'hôtellerie de luxe, qui a ces temps-ci largement la place d'accueillir les riverains. Les palaces proposent ainsi des packages pour profiter de leur spa, d'un atelier de mixologie, d'un verre de champagne et d'une pavlova. «Depuis le mois de juin, on a multiplié par quatre le volume d'affaires qu'on apporte aux hôteliers», chiffre Mathieu Dugast, le cofondateur de Staycation, plateforme qui propose des formules de vingt-quatre heures dans quelque 300 établissements de haut standing de Paris et jusqu'à trois heures de route, la Côte d'Azur et Lyon. Chaque semaine, le carnet d'adresses de Staycation s'étoffe de dix établissements supplémentaires, soit «un triplement de la demande depuis le déconfinement» : pour ces hôtels quatre étoiles ou palaces habituellement alimentés au touriste étranger de luxe, la recherche d'une nouvelle clientèle devient urgente.

Pour l'attirer sans se ruiner, les prix sont légèrement réduits mais pas bradés. Certains font des partenariats avec des restaurants de quartier afin d'étendre leur offre. Résultat : «Aujourd'hui, le week-end, on remplit jusqu'à 70% les hôtels de clientèle exclusivement locale. On les fait passer de 10% de remplissage à 80%», se réjouit Mathieu Dugast. Dans son séjour de vingt-quatre heures au Bristol, au Lutetia ou au Martinez cannois, le Français se ferait même davantage plaisir que le touriste international : «Les clients consomment entre 30% et 50% de plus que clients étrangers - et je parle de dépenses non comprises dans la formule. Ils sont enclins à faire des dépenses dans l'hôtel car le temps de transport est gommé. Aujourd'hui, l'hôtel n'est plus un pied-à-terre pour visiter une ville mais une bulle, une destination en soi.»



Couvre-feu… et confinement

Mais cette offre expérientielle peut-elle tenir longtemps face aux mesures sanitaires de plus en plus restrictives ? Quand le couvre-feu a été décrété, des dîners à «l'heure où se couchent les poules» ont été dégainés. Des formules «qui dîne dort» ont invité ceux qui voulaient simplement profiter du restaurant sans être contraints par le couvre-feu à passer la nuit dans une chambre à prix réduit. Accord a également lancé l'opération «solidarité restauration», permettant à un chef qui a été contraint de fermer ses portes de faire équipe avec celui de l'hôtel. Au Molitor, le chef Martin Simolka a ainsi accueilli son homologue Quentin Giroud, pour développer des early diners et la vente à emporter. Joli happy end. Sauf que l'histoire n'était pas finie : place maintenant au reconfinement. Les poules devront dîner chez elles. Ou prendre à emporter. La partie se complique de nouveau pour le secteur hôtelier français.